Eliane Burnet - 2007 - "Etats de choses 4"

Christine Coblentz ou comment « perdre des formes pour en retrouver d’autres »

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Du désordre à l’ordre ou d’un ordre à l’autre

«Il faut toujours porter en soi du chaos pour enfanter une étoile dansante.» Christine Coblentz, ne contredirait pas Nietzsche car il s’agit bien toujours pour l’artiste de partir d’un chaos, d’un désordre - chaos de formes ou d’émotions - qui peut se cristalliser dans une nouvelle configuration.
Par exemple, partir de poivrons qui en séchant se sont décomposés en une série de petits points, les placer sur un support de papier, les photographier et en faire un paysage ou une ligne d’horizon. La nouvelle forme naît en s’enfonçant dans le désordre, en s’y perdant pour jaillir de ce qui vient.
Mais parler de désordre c’est encore mal dire car qu’est-ce que le désordre, sinon une idée vide à laquelle aucune réalité ne répond. Le désordre n’existe pas, il est simplement l’expression de la déception devant un ordre auquel on ne s’attendait pas, un ordre qui répond à un autre principe que celui que l’on souhaite. Jean Piaget distinguait deux sortes d’ordres : l’ordre vital et l’ordre mécanique. La chemise froissée sur le lit, les chaussures aux deux extrémités de la chambre et le pantalon par terre correspond au premier qui renvoie à la succession vitale des gestes effectués par celui qui se déshabille. Celui qui entre dans la chambre parle de désordre parce qu’il s’attend à un autre ordre, l’ordre mécanique de rangement : chaussures l’une à côté de l’autre, chemise et pantalon sur un cintre. Il s’agit donc toujours de partir d’un ordre pour en fomenter un autre. Autrement dit, changer de regard, prendre un objet ou un élément, le sortir de son contexte et lui donner une nouvelle vie.



De l’infime à l’immense et vis versa

Devant certaines pièces, le spectateur est troublé, déstabilisé car il ne connaît pas l’échelle de ce qu’il perçoit. Révélatrices à cet égard sont les Tortues. A quelle distance se montrent-elles ? S’agit-il d’images d’une archéologie aérienne comme les traces découvertes à Nazca, au Pérou sur un site de plus de 500 km2 ? Est-ce une tortue de 50 mètres appartenant à un panthéon de divinités comme les célèbres araignées, colibris ou singes d’une civilisation inconnue ? Appartient-elle à un chemin spirituel, à un calendrier astronomique ou est-ce un message pour des extra-terrestres ? Ne serait-ce pas une forme primaire de tortue tracée simplement avec le manche d’un stylet sur une œuvre ancienne faite de « granules » de peinture ? On passe de l’une à l’autre des hypothèses selon le recul que l’on prend sans pouvoir décider et c’est ce qui fait la joie de l’artiste qui joue sur l’ambiguïté. Même effet de bascule pour ces « paysages » les Détails qui pourraient être vus avec une lunette astronomique ou un microscope.
Et ces pyramides, Carrière de Mazan, à quelle échelle les voit-on ? Sont-ce d’antiques mastabas égyptiens, les carrières de gypse des entreprises Lafarge qui creusent les collines ou seulement des petites constructions en terre glaise comme pourrait le donner à voir la série des photographies au tirage sépia ?



De l’éphémère au durable et inversement

Créer quelque chose à partir de points ou résoudre une forme en ses composants : tel est le jeu favori de Christine Coblentz. En cela l’image du nuage peut servir de paradigme. Le spectacle du ciel offre à celui qui n’oublie pas de le contempler, le miracle toujours recommencé de la formation de formes éphémères et de leur dissolution : la métamorphose s’effectue en une seconde et ensuite, plus rien. C’est ce tremblement de la forme et de l’informe, que l’artiste tente de donner à voir dans une œuvre durable faite en peinture à l’œuf. Il faut se battre avec la matière, non seulement trouver le bon mélange de pigment, d’eau, de vinaigre et de jaune d’œuf, multiplier les couches de peinture, mais il faut encore traquer les brillances, les transparences, les lumières pour donner à voir une masse immatérielle dès l’instant où venant de se constituer, elle est déjà en train de se défaire. C’est ainsi que ces nuages deviennent des Idées de nuages.
Ne serait-ce pas une nouvelle approche de l’intuition atomistique des anciens Épicuriens : tout est composé d’atomes et de vide donc de particules insécables et lorsque que quelque chose – minéral, végétal, animal, ou humain - voit le jour c’est de formation d’un conglomérat d’atomes que va naître sa constitution. Mais tous ces corps composés finissent par se dissiper dans la mort en donnant aux atomes éternels la possibilité de se réorganiser autrement : à un autre instant ils se retrouveront dans de nouvelles configurations.



De l’émotion à l’émotion, du même au même

Christine Coblentz répète volontiers qu’elle ne peut pas travailler s’il n’y a pas au départ une émotion forte, une impulsion, une sorte de choc qui déclenche un processus de destruction ou de construction de formes. Rien de prémédité, seulement une mise en route par une « occasion » offerte qu’il faut « saisir par les cheveux », comme le disaient les anciens, pour pouvoir l’exploiter. L’œuvre sera réussie non pas lorsque le spectateur retrouvera la même émotion mais lorsqu’il se laissera porter dans cette zone où naissent les émotions.
Dans cette exposition, il faut donc se laisser entraîner par l’artiste qui veut tirer le spectateur vers quelque chose qui est là dès le début, mais qui n’est pas perçu, pas pleinement achevé, et qui se résoudra seulement à la fin. Et qu’on ne parle pas de manipulation ou de parcours didactique, il s’agit seulement de la mise en scène d’un parcours. Si le spectateur « se fait avoir » tant mieux car, en art ne s’agit-il pas toujours de « se laisser faire » ? Car le défi n’est-il pas toujours de stimuler le désir de l’autre en créant des ambiguïtés ou même des malentendus ?


Eliane Burnet,

Directrice du Département de Philosophie de l’Université de Savoie.

Juin 2007